Criminaliser la solidarité : un an de répression en France du mouvement pro-palestinien

En février dernier, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, Francesca Albanese, s’était attiré de nombreuses critiques en France pour avoir simplement rappelé le contexte colonial dans lequel s’inscrivent les attaques du 7 octobre 2023, tout en déplorant les pertes civiles israéliennes.

Dans la polémique qui en a suivi et la furieuse condamnation de ses propos par de nombreuses personnalités politiques, on observait un double-standard bien réel, qui a prévalu en France tout au long de l’année écoulée : imposer le narratif selon lequel les attaques israéliennes qui suivent le 7 octobre 2023 « répondent » directement aux attaques palestiniennes, mais interdire d’étendre l’analyse chronologique aux 75 ans de colonisation qui le précèdent.

Depuis le début de l’offensive génocidaire d’Israël à Gaza, de nombreuses voix alertent de la répression du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien. De tribunes outrancières en condamnations pénales pour « apologie du terrorisme », les attaques pleuvent de toute part et isolent les militant·es : l’Agence Média Palestine propose un tour d’horizon de la criminalisation institutionnalisée de la solidarité.

Par l’Agence Média Palestine, le 2 décembre 2024 –– modifié le 6 décembre 2024

« Risque de trouble à l’ordre public »

Jeudi 21 novembre, on apprenait l’interdiction d’une conférence de Rima Hassan à l’université de Strasbourg Michel Denken, en raison de « risque de troubles à l’ordre public ». Deux jours plus tôt, la députée France Insoumise s’était vue interdire une autre conférence à l’université Sciences Po Paris (IEP) pour les mêmes motifs. Après un recours soumis au tribunal administratif, cette interdiction a finalement été annulée.

Parallèlement, d’autres événements sont autorisés, comme le gala organisé par l’association « Israël is Forever », animé par Nili Kupfer-Naouri, qui a participé à des manifestations de colons israéliens visant à bloquer physiquement l’entrée de camions d’aide humanitaire à Gaza, et dont l’invité d’honneur était le ministre israélien ouvertement pro-génocide Bezalel Smotrich, qui a déclaré à plusieurs reprises que le peuple palestinien « n’existe pas ». Ici, le préfet n’a pas identifié de risque de trouble à l’ordre public, et a autorisé l’événement au nom de la liberté d’expression.

Concernant Rima Hassan, le juge des référés indiquait dans sa décision du 22 novembre que le risque évoqué de « trouble à l’ordre public » à Sciences Po Paris n’était pas réel et « qu’en interdisant la conférence projetée, le directeur de l’IEP de Paris a porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression et de réunion garantie aux usagers du service public de l’enseignement supérieur. »

Ce cas est représentatif d’un schéma largement observé depuis le début de l’offensive génocidaire d’Israël contre Gaza. Ce motif de « risque de troubles à l’ordre public », systématiquement invoqué depuis le 7 octobre 2023 pour interdire des manifestations de solidarité avec le peuple Palestinien, a de réelles conséquences sur la réputation des personnes incriminées et sur la capacité de mobilisation, quel qu’en soit le débouché.

En effet, les interdictions pour « risque de trouble à l’ordre public » sont en grande partie annulées par référé, mais souvent après la date prévue pour l’événement : le tribunal administratif retoque les interdictions abusives, mais trop tard. Les annulations et recours sont un jeu d’allers-retours éreintant dans lequel la clarté du message de soutien à la Palestine est sans-cesse entravée.

Liberté d’expression et droit pénal : le cas d’exception d’« apologie du terrorisme »

La loi du 13 novembre 2014 relative à la lutte contre le terrorisme, dite « loi Cazeneuve », prévoit que « l’apologie publique d’actes terroristes » ne relèverait plus seulement de la loi sur la liberté de la presse de 1881, mais aussi du code pénal. Avec pour conséquence des procédures accélérées et des peines allant jusqu’à sept ans de prison ferme, contre un an jusqu’alors. En revanche, l’apologie du génocide ne peut être jugée car elle relève du droit de la presse : dans ce cas, le crime dont l’apologie est faite doit donc avoir été précédemment reconnu comme tel par un jugement international, ce qui pourrait prendre des années concernant le cas du génocide israélien en Palestine.

Sortir l’apologie du « terrorisme », et pas celle de crimes de guerre, de génocide ou contre l’humanité, du droit qui encadre la liberté d’expression n’a rien d’anodin. Elle permet au gouvernement d’imposer une ligne politique à l’encadrement de la liberté d’expression, sans les exigences de forme qu’imposerait le droit de la presse. Le terme terrorisme ne désigne pas un ensemble définit par la loi mais par une appréciation de celle-ci : il permet ainsi de tracer une frontière politique entre des violences jugées légitimes et d’autres qui ne le seraient pas, tout en rendant invisible l’origine éminemment politique et subjective de cette démarcation.

En 2022, saisie par l’ancien membre du groupe Action directe, Jean-Marc Rouillan, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamnait la France, estimant que cette loi sur l’apologie du terrorisme porte une atteinte excessive à la liberté d’expression. Amnesty International a également condamné la France, affirmant que « le délit d’apologie du terrorisme est trop souvent utilisé pour réduire au silence les expressions pacifiques de solidarité avec les Palestiniens et Palestiniennes » tout en créant un « effet dissuasif ».

Depuis le 7 octobre 2023, on observe une augmentation des cas où la critique du sionisme a pu être assimilée à de l’antisémistisme, notamment dans des cas où les mots juifs et sionistes étaient employés alternativement et indifféremment. Certaines personnalités publiques, des militant·es mais aussi de simples citoyen·nes ayant posté sur les réseaux sociaux des messages de solidarité avec le peuple palestinien se sont vus portés devant la justice et ont reçu de lourdes peines.

Des manifestant-es en marge d’une manifestation de soutien à la Palestine à Paris, le 15 mai 2024 (image : La Meute)

Un nouvel arsenal juridique contre la solidarité

Outre les dispositifs pré-existants, de l’apologie du terrorisme à la loi séparatisme, la répression juridique du mouvement de solidarité avec la Palestine s’est dotée tout au long de l’année écoulée de nouveaux outils pour imposer un narratif et empêcher toute voix dissidente.

Dès le 10 octobre 2023, alors que les bombardements israéliens massifs et indiscriminés ont déjà tué plusieurs centaines de palestinien·nes, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti, adresse une circulaire aux procureurs de la République les invitant à apporter « une réponse pénale ferme et rapide » face à l’antisémitisme et à l’« apologie du terrorisme ». La circulaire opère un véritable cadrage du discours « légitime » qui doit être tenu publiquement sur le 7 octobre 2023, interdisant notamment tout rappel du contexte colonial dans lequel s’inscrit cette journée. La confusion entretenue entre antisémitisme et « apologie du terrorisme » vise ici à réprimer toute personne ou organisation qui ne condamne pas ostensiblement le Hamas, et/ou critique les bombardements israéliens à Gaza. 

Le 12 octobre 2023, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin adresse aux préfets une autre circulaire, qui indique que les « manifestations propalestiniennes » doivent être interdites en raison des troubles à l’ordre public qu’elles seraient susceptibles de générer. Un document à la « rédaction approximative » selon le Conseil d’État, qui n’a toutefois pas voulu le censurer. Jean-Claude Samouiller, Président d’Amnesty international France déclare alors que « l’interdiction en France de toutes les manifestations de soutien aux palestiniens constitue une atteinte grave et disproportionnée au droit de manifester. »

De nombreux rassemblements se tiennent néanmoins, à raison de plusieurs par semaine dans toutes les villes de France, car l’émotion face aux massacres de la population civile palestinienne est très forte dans la société civile. Ces manifestions seront systématiquement réprimées tout au long du mois d’octobre, et donnent lieu à de nombreuses arrestations et amendes contre des manifestant·es. Le conseil d’état finira par rappeler que la décision d’interdiction d’une manifestation appartient aux préfets, et la pression de la rue finira par imposer l’autorisation de ces événements.

En novembre 2023, c’est en vertu de la toute récente loi Darmanin qu’est menacée d’expulsion du territoire la militante Mariam Abu Daqqa, au motif que « la présence de l’intéressée représente une menace grave pour l’ordre public », selon le ministère de l’intérieur ; en février, Aurore Bergé annonce couper les subventions des collectifs féministes qui n’auraient pas condamné le Hamas. Les déclarations choc se suivent et tout au long de l’année écoulée, la répression prendra la forme de menaces de dissolutions d’associations, convocation par le parquet anti-terroriste de personnalités publiques, interdictions d’événements et de manifestations.

En avril 2023, les étudiant·es se joignent à un mouvement international de solidarité et de nombreuses universités sont occupées, les blocages donnant lieu à des assemblées générales et des activités d’auto-formation et d’éducation populaire. Ce mouvement connaitra une répression inédite, donnant lieu à la convocation d’étudiant·es mobilisé·es par les services de lutte contre le terrorisme, à une véritable calomnie médiatique du mouvement ainsi qu’à des évacuations violentes de campus, comme celles de l’EHESS ou de Sciences Po à Paris, condamnée par la Ligue des Droits d’Homme, ou celle de la Sorbonne le 7 mai qui conduira à la mise en garde à vue de 88 étudiant·es.

Un an après le début du génocide, la députée Renaissance Caroline Yadan dépose une proposition de loi visant à condamner les « formes renouvelées de l’antisémitisme ». Ce projet de loi cible explicitement les figures du soutien à la Palestine : « Je voulais que soient punissables toutes les références à des expressions telles que « From the river to the sea » avec des cartes où Israël a disparu, ou que Rima Hassan ne puisse plus impunément estimer que le Hamas est un mouvement de résistance », affirme-t-elle dans un entretien au Point. Ce projet est soutenu par la droite mais également plusieurs personnalités du parti socialiste.

Dans sa proposition de loi, la députée identifie « trois axes essentiels » de ce supposé « nouvel antisémitisme » : « l’apologie du terrorisme, la négation de l’État d’Israël et la comparaison avec la Shoah ». En assimilant la critique d’Israël à du négationisme, ce projet de loi va encore plus loin dans le confusionnisme entretenu autour d’un prétendu antiracisme, instrumentalisé pour réprimer une lutte qui, elle, est bien antiraciste.

Un cortège pris dans un nuage de gaz lacrymogène lors de manifestations en soutien à la Palestine à Paris, le 15 mai 2024 (image : La Meute)

Une répression grave, sous couvert d’antiracisme

Les militant·es de la cause palestinienne affirment depuis des années, et l’histoire leur donne tristement raison, que le sionisme n’est pas une religion mais une idéologie politique, dont l’outil inhérent est l’apartheid et le nettoyage ethnique de la Palestine : c’est donc une idéologie raciste. Or, au nom d’un soi-disant antiracisme, un arsenal de lois répressives en interdit la critique.

Sous couvert de lutte contre les discours de haine, les cas que nous avons cité ici tendent à transformer en infractions des expressions politiques. Car si la jurisprudence autorise de critiquer les religions au nom de la liberté d’expression, de plus en plus de précédents condamnent la critique du sionisme, qui n’est pas une religion mais une opinion politique, au nom de la lutte contre l’antisémitisme car critiquer le sionisme reviendrait à critiquer les personnes juives.

Le soupçon entretenu sur toute critique d’Israël comme essentiellement antisémite découle d’une série de lois, de déclarations et de condamnations qui ont peu à peu délégitimé la critique du caractère raciste de l’idéologie sioniste, en l’assimilant à du racisme. Ce renversement dangereux permet à présent à l’extrême-droite de se couvrir d’une prétendue légitimité en instrumentalisant la question, comme on l’a vu lors d’une grande marche « contre l’antisémitisme » du 12 novembre 2023, où une grande partie de la gauche et du gouvernement n’avaient pas vu d’objection à marcher aux côtés de Marine Le Pen. Celle-ci avait profité de cette antenne pour se vanter de lutte contre le racisme, faisant l’impasse sur les nombreuses condamnations pour discriminations qui entachent son Parti.


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