Depuis quelques mois, le réseau « Black Flag » se déploie dans les universités israéliennes, où les étudiant-es et les enseignant-es se rassemblent pour dénoncer la campagne génocidaire menée par Israël à Gaza depuis 21 mois. L’Agence Média Palestine s’est entretenue avec deux de ses membres, qui nous racontent cette mobilisation inédite et ses obstacles.
Par l’Agence Média Palestine, le 8 juillet 2025

« Le drapeau noir est une expression israélienne pour désigner un ordre illégal. Le terme vient d’une déclaration d’un juge en 1956, lors du procès du massacre de Kafr Qasim, où l’armée israélienne avait assassiné 48 Palestinien-nes. Le juge avait déclaré qu’un ‘drapeau noir’ flottait au-dessus du commandement qui avait ordonné ce massacre, et l’expression est restée », explique Shaul Setter.
« Nous avons choisi ce nom pour signifier que ce qui se passe aujourd’hui à Gaza est illégal, les crimes de l’armée israélienne violent le droit international et les droits humains. »
« L’histoire ne nous pardonnera pas. »
« Les établissements d’enseignement supérieur israéliens jouent un rôle central dans la lutte contre la réforme judiciaire. C’est précisément dans ce contexte que leur silence face au massacre, à la famine et à la destruction à Gaza, et face à l’élimination complète du système d’éducation, de sa population et de ses structures, est si frappant. »
C’est en ces termes qu’une lettre ouverte, signée par plus de 1200 universitaires isrélien-nes, présentait la mobilisation inédite connue sous le nom de « Black Flag Action Network ». De nombreuses actions de sensibilisation et de protestation s’y tiennent, développant un réseau inter-universitaire inédit pour dénoncer le génocide commis par Israël à Gaza.
La mobilisation « Black Flag », très active, a cela de particulier qu’elle met la souffrance palestinienne au cœur de ses objections à la guerre, contrairement à de nombreuses autres mobilisations israéliennes qui revendiquent en priorité le retour des otages mais restent indifférentes aux crimes commis à Gaza.
La lettre s’adressait à « tous-tes les habitant-es de cette terre, Palestinien-nes et Juif-ves » et déclarait : « Au nom de la vie des innocent-es et de la sécurité de tous les habitant-es de ce pays, Palestinien-nes et Juif-ves, au nom du retour des otages, si nous ne demandons pas l’arrêt immédiat de la guerre, l’histoire ne nous pardonnera pas. »
Pour comprendre et faire connaître cette mobilisation, l’Agence Média Palestine s’est entretenue avec Chiara Caradonna, maîtresse de conférences en littérature italienne contemporaine et littérature comparée à l’université Hébraïque de Jérusalem, et Shaul Setter, directeur du programme de master en pratique et théorie des arts à l’Académie des arts et du design Bezalel à Jérusalem.
« Briser le silence »
La mobilisation a commencé en novembre dernier, lorsque plusieurs enseignant-es et étudiant-es ont organisé une série d’événements, pour dénoncer le génocide et surtout pour briser le silence et faire connaître le travail d’expert-es au sein même des universités qui documentent et analysent la séquence en cours et son inscription dans un système d’oppression, de colonisation, d’apartheid et de nettoyage ethnique.
Un laboratoire d’études critiques est notamment au cœur de ces réflexions à l’Académie des arts et du design de Bezalel. « Dès octobre 2023, nous [enseignant-es] avons ressenti le besoin d’un espace pour produire une pensée critique autour de cette guerre. C’est le rôle des universités que de produire ce savoir », rappelle Shaul Setter. « Naturellement, ce laboratoire critique participe à la mobilisation avec ses outils, pour montrer et critiquer ce qu’il se passe. »
« Nous voulions avant tout écorcher la routine, la torpeur dans laquelle nous nous trouvions », explique pour sa part Chiara Caradonna. « Il y a eu beaucoup d’actions symboliques, plutôt solennelles : à Tel Aviv par exemple, un Die-In où les étudiant-es et enseignant-es, habillé-es de noir, se sont couché-es au sol dans un endroit très passant de l’université, à côté des mots en hébreu ‘arrêtez le massacre’. C’était avant tout des actions visibles pour briser le silence. »
« Nous avons eu des réactions très variées. Beaucoup d’émotion, de soulagement de voir enfin quelque chose se passer. Mais aussi beaucoup de questions, et pas mal d’animosité. Dans les moment où nous avons été le plus nombreux-ses, le plus visibles, nous avons reçu des menaces et des groupes d’extrême-droite ont essayé de nous intimider, criant des insultes pendant que nous parlions, surtout lorsque les étudiant-es palestinien-nes s’exprimaient. »
« La direction, si elle n’a pas interdit nos actions, ne nous a pas vraiment protégé-es. En réponse à l’hostilité que nous recevions, elle a déplacé nos rassemblements dans un espace moins visible, moins passant. Bien entendu, ça ne nous convenait pas du tout. »
L’un des derniers événements de la série de rencontres ‘Gaza à l’Université hébraique’, qui a commencé en novembre 2024, s’est tenu sans l’autorisation de la direction, dans l’espace le plus passant du campus : « Nous tenions, silencieusement, des images des enfants tué-es de Gaza. Peut-être qu’en France vous avez davantage accès aux images et à un contre-discours sur ce qu’il se passe réellement là-bas, mais la vie quotidienne en Israël n’a aucune perception des atrocités commises à Gaza : les médias n’en parlent pas, personne n’en parle. Ce que nous voulions avant tout, c’était déranger ça. », explique Chiara Caradonna.
Une mobilisation continue, en distanciel
En mai, les actions se multiplient dans de nombreux campus et la lettre ouverte rend visible cette mobilisation. Mais l’attaque israélienne de l’Iran et sa riposte vient suspendre cet enthousiasme, fermant les campus et interdisant les rassemblements ‘pour des raisons de sécurité’.
« Jusqu’à la fin de l’année, tous les cours ont eu lieu en ligne. On ne peut plus se réunir physiquement, alors on a commencé à le faire sur Zoom. Nous voulions dénoncer ces attaques sur l’Iran comme une tentative israélienne de détourner l’attention, alors notre mot d’ordre était : ‘All eyes on Gaza’. Si les enseignements se font à distance, la mobilisation aussi ! » explique Chiara.
Cette mobilisation en distanciel reprend les outils même de l’université, soit ceux de la formation et de la sensibilisation. Chaque semaine, le Black Flag Action Network propose de courtes présentations organisées par trois étudiant-es ou professeur-es, suivis d’une discussion sur Gaza, à travers des sujets comme la famine, les destructions, le contrôle militaire, etc. Ces ‘cours’ permettent aux activistes de se former et de sensibiliser un public qui a peu accès à ces informations.
« Le fait de tenir nos événements su Zoom nous empêche d’avoir une portée large comme nous le faisions précédemment », regrette Chiara Caradonna. « On ne peut pas toucher un public non-averti, celles et ceux qui participent ont toujours déjà conscience du sujet. Mais le distanciel a aussi ses avantages, parce qu’il facilite la mise en réseau : cela nous a poussé à entretenir notre présence sur les réseaux sociaux, à lancer une chaine youtube pour rediffuser nos conférences. »
« Nous avons un groupe whatsapp, sur lequel il y a beaucoup d’étudiant-es et d’enseignant-es de toutes les universités, c’est un outil d’échange rare. Donc même si c’est moins visible, cela nous permet de mieux nous rassembler, de nous sentir moins isolé-es. »
« Cela nous permet également de poursuivre ces événements alors que le semestre vient de s’achever. Ce sera tout l’enjeu de cet été : comment rester mobilisé-es, alors que l’espace qui nous rassemble est fermé ? »
‘Literature from Gaza’
« Les premières conférences organisées dans la série « Gaza à l’Université hébraique » et par le réseau Black Flag ont eu pour sujets des éléments très techniques et reposaient sur des données précises. Moi, j’enseigne la littérature. Quand je me suis demandé comment je pourrais contribuer, j’ai tout de suite pensé aux poètes de Gaza », raconte Chiara Caradonna.
« Gaza a toujours eu une scène très vivante pour la littérature, et ça ne s’est pas arrêté avec le début du génocide. De nombreuses personnes se sont même mises à l’écriture, pour raconter leur quotidien, leur ressenti. Pour notre événement, nous avons donc tout naturellement choisi de donner de l’espace aux voix des poètes palestinien-nes de Gaza, certain-es assez conu-es, d’autres pas du tout. »
Plusieurs enseignant-es et étudiant-es palestiniens et juifs ont collaboré pour préparer cet événement, à l’occasion duquel est paru un livret de poèmes Gazaouis, chacun accompagné d’une traduction en anglais.
« L’événement était prévu en présentiel, mais la fermeture des campus pour sécurité nous a contraint à le tenir sur Zoom. Nous avons adapté le format pour qu’il soit plus visuel, plus engageant. Ce sont plusieurs étudiant-es et enseignant-es qui ont fait les lectures, en arabe et en anglais. »
« Nous avons eu des retours très émus. Faire résonner ces voix dans les universités israéliennes, ce n’est pas aussi commun qu’on pourrait le penser : ce sont des voix qui sont silenciées dans la brutalité, dans le génocide et dans le silence médiatique. Le public israélien n’a pas l’habitude d’y être exposé. »
« Plusieurs niveaux d’action »
« Il y a plusieurs niveaux d’action dans le réseau Black Flag », explique Shaul Setter. « Le premier, le plus basique, est de donner accès à une information qui est absente des médias, censurée ou détournée. Parler donc, des humain-es qui vivent à Gaza, dénoncer les actions de l’armée israélienne mais aussi plus récemment de la Gaza Humanitarian Foundation, qui n’a rien d’humanitaire. »
« Ensuite, nous essayons d’amener à des discussions politiques à partir de ces informations : nous devons penser ce qui se passe dans sa globalité. Comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce qui permet ce qui est en train d’arriver à Gaza ? »
« Un troisième niveau est de se rassembler, de former ensemble un groupe d’opposition, un collectif qui est critique du gouvernement israélien et qui refuse de se taire. Construire collectivement une analyse pour se constituer en groupe de pression. Et enfin, notre dernier enjeu est de connecter cette pensée critique à la forme artistique, car ce sont les outils dont nous disposons à l’Académie des arts et du design de Bezalel. »
« On ressent une certaine amertume à constater le temps qu’il a fallu aux universitaires pour prendre la parole », regrette Chiara Caradonna. « Il y a un tel silence autour du génocide à Gaza que personne n’ose parler. Il y a une réelle répression, et une réelle censure, mais il y a également beaucoup d’autocensure. Ce que Black Flag a démontré, c’est que c’était en fait plus simple que cela ne paraissait.
L’Agence Média Palestine a traduit l’un des poèmes de ce recueil en français, à lire ici.



